Le juge administratif, le ministère de l'intérieur et l’évaluation de la dangerosité des individus

Publié le 3 Juin 2016

Le juge administratif, le ministère de l'intérieur et l’évaluation de la dangerosité des individus

 

La parution du rapport de l’Assemblée nationale sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence nous permet de connaître le contenu d’auditions qui n’avaient pas été, à l’époque, ouvertes à la presse. Les juges administratifs, notamment, ont été largement entendus et écoutés. C’est ainsi que le vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, et le président de la section du contentieux, Bernard Stirn, ont été amenés à préciser la manière dont le juge administratif, dans sa version Cour suprême, a abordé le contentieux de l’État d’urgence, et, en particulier, l’évaluation de la dangerosité d’un certain nombre d’individus, qui vont dès lors pouvoir faire l’objet de mesures de restrictions considérables de leurs libertés.

« Nous partons du principe que les services de renseignement travaillent de façon honnête, et qu’ils n’affabulent pas dans les notes blanches »

Deux passages retiennent particulièrement l’attention. Interrogés par le président de la commission sur l’appréciation des comportements qui pouvaient donner des raisons sérieuses de penser que les personnes concernées étaient susceptibles de porter atteinte à l’ordre public, systématiquement consignées dans les désormais fameuses « notes blanches » rédigées par les services de renseignement, les deux plus hauts personnages de la juridiction administrative en ont dévoilé la philosophie.

Bernard Stirn a ainsi déclaré : « Nous partons du principe que les services de renseignement travaillent de façon honnête, et qu’ils n’affabulent pas dans les notes blanches », mais que le débat contradictoire pouvait néanmoins permettre de remettre en cause le contenu de ces notes blanches, à condition que le requérant fournisse des éléments de contradiction très étayés et très solides. Ce qui signifie que le contenu des notes blanches est réputé établi jusqu’à preuve du contraire.

Un peu plus haut, le même Bernard Stirn soulignait, à propos de l’assignation à résidence de militants écologistes remuants pendant la durée de la COP 21, que « quelques jours après les attentats, le ministère de l’intérieur insistait beaucoup sur le fait que les forces de police, mobilisées par ailleurs, n’avaient pas les moyens de suivre de près chacun des individus concernés », et que, dans ces circonstances, « il n’a pas paru possible au Conseil d’État de considérer que (les assignations à résidence) étaient disproportionnées ».

Ces réflexions révèlent, au moins, deux choses. D'une part, elles clarifient la jurisprudence sur la question de la preuve - qui fera l'objet très prochainement d'un billet sur ce blog. D'autre part, elles révèlent que la haute juridiction administrative se conçoit bien plus comme un partenaire du gouvernement que comme son censeur.

Le juge administratif doit-il épouser les objectifs du ministère de l'intérieur ?

Ce n’est pas tout de pouvoir remettre en question la matérialité des faits consignés dans les notes blanches. De ce point de vue, une utilisation pleine et entière du pouvoir d’instruction du juge administratif peut sans doute, sous réserve de quelques améliorations, donner pleinement satisfaction. L’autre question demeure : les faits, même avérés, justifient-ils de prendre des mesures aussi attentatoires aux libertés ? Et c’est là sans doute le point aveugle du contrôle du juge administratif. Une personne qui fréquente de trop près des réseaux « salafistes », qui adopte une pratique de sa religion trop « radicale », ou qui s’est faite connaître pour des actions « musclées » lors de manifestations antérieures peut attirer l’attention des services de renseignement et justifier une surveillance rapprochée. Le juge doit-il pour autant faire siennes les inquiétudes du ministère de l’Intérieur, dont il adopte ainsi tant les objectifs que les interprétations ?

Oui mais, pourrait-on rétorquer, quelle serait la solution alternative ? Un juge administratif ne peut se transformer pour les besoins de la cause en expert de la géopolitique, des réseaux terroristes ou en sociologue au fait des visages multiples de la formation et de l’expression de la radicalité religieuse ou politique. Le juge administratif reste tributaire de ses connaissances propres et des éléments apportés par les parties. Mais, on l’a dit, les arguments des parties ne sont pas appréciés de manière absolument égale, puisque les services sont réputés travailler honnêtement, ce qui n’est pas le cas des personnes visées par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, qui se trouvent, il faut bien le dire, en position de quasi-accusés.

Le juge administratif, dans son histoire, s’est déjà retrouvé aux prises avec des questions tout aussi complexes qu’il lui revenait de trancher et a su trouver des solutions efficaces. C’est le cas notamment du contentieux de la responsabilité hospitalière : confronté à la question de savoir s’il y avait eu faute du service ou du praticien dans la survenue d’accidents médicaux qui font appel, pour être compris et évalués, à des connaissances techniques que le juge administratif ne peut posséder, il prononce des mesures d’expertise, qui peuvent toujours être récusées par les parties, à partir de questions qu’il pose lui-même, ce qui lui permet de prendre une décision éclairée.

Pourrait-on imaginer un système analogue pour le contentieux des mesures de restriction des libertés publiques ? Naturellement, ces mesures devraient être adaptées à la particularité de ce contentieux, qui doit être traité dans l’urgence. Que la solution à trouver demande d’importants efforts d’imagination ne doit pas nous empêcher de poser la question, car une protection solide des libertés publiques est elle aussi essentielle pour la santé de notre société dont on entend trop souvent qu’elle est malade.

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Rédigé par Carnets de justices

Publié dans #Justice administrative

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